Aligot ou glaviot : pourquoi choisir ?
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14 juillet, 14h : le maire de Saint Magloire se frotte les mains. Il y a encore trois mois, la perspective d'avoir à organiser le bal populaire de son bled lui foutait le bourdon. Pensez, vingt-six ans qu'il est maire ; rien que d'envisager d'avoir, une fois de plus, à choisir entre dix ou quinze orchestres, tous plus glandilleux les uns que les autres, il en avait le cafard. Pendant longtemps, il suffisait que cela plaise aux administrées de base, friandes de musette et de succès populaires. Mais, aux dernières élections municipales, il n'avait pas pris en considération une liste concurrente, montée par des jeunes. De toute façon, avec le nom de liste, qu'ils s'étaient choisi – Les Acteurs de l'Ombre -, ils n'étaient pas près de lui en faire, de l'ombre ! Il avait moins rigolé quand, le soir de second tour, ces merdeux avaient réussi à entrer au conseil municipal !!! Depuis, il était sur ses gardes, notamment vis-à-vis de la tête de liste de ces emmerdeurs, un certain Gérald M., un brun dont il détestait les manières posées, le regard sombre et le petit sourire oblique.
Pourtant, au cours du conseil municipal préparatoire, lequel se traînait en longueur depuis déjà deux heures, ce gandin néo-rural – c'était monsieur le curé qui avait trouvé cette expression et monsieur le maire aimait à en user, voire à en abuser – avait pris prudemment la parole, faussement modeste : « Monsieur le maire, je crois qu'il est possible de concilier nos traditions musicales françaises avec les goûts de nos jeunes. L'Hôpital psychiatrique des Genêts a mis sur pied depuis 2008 un atelier d'expression musicale. Ils ont baptisé ça PENSEES NOCTURNES, car ils se produisent essentiellement dans les bals du samedi soir, et ils font un peu de tout : musette, polka, avec des cuivres et de l'accordéon... C'est dansant pour nos anciens. Et pour les jeunes, il y a de la guitare électrique et du chant moderne. » Tout en débitant sa salade, il agitait dans sa main un disque portant les couleurs bleu-blanc-rouge. J'ai décidé de le piéger en acceptant, à condition, qu'il s'occupe de toute l’organisation : en cas de succès, le mérite m'en reviendrait ; en cas de problème, je lui ferais porter le chapeau !
14 juillet, 21h : monsieur le maire promène son embonpoint parmi ses administrées qui s'agglutinent devant la petite scène, sur laquelle se tiennent les musiciens. Lesquels ont des tronches louches ; mais, enfin quoi, que peut-on attendre de pensionnaires d'un hôpital psychiatrique ?! Pour autant, les instruments promis sont bel et bien là, en évidence. Du coin de l'oeil, monsieur le maire voit le gandin Gérald se glisser à ses côtés et lui murmurer : « Vous allez voir, c'est spécial, un peu comme ces alcools qu'on bricole à l'alambic.»
Et voilà les gusses qui entament leur prestation... Et là, rien ne se passe comme prévu ! Le son est fort, compact, agressif. Monsieur le maire reconnaît bien certains passages, typiques du répertoire des fanfares : mais rien n'est respecté, tout est tordu. Les paroles sont en français mais elles sont vulgaires, ordurières, elles ridiculisent nos symboles nationaux (la guillotine, la gastronomie, l'alcool, la police). Parfois, c'est presque sautillant (« presque ska-punk » croit utile de préciser l'autre fumier). La plupart du temps, le batteur semble fou, les guitaristes semblent trancher comme des hystériques dans la macreuse (le vicieux évoque des racines Black Metal). Et puis, il y a ces voix. Certes, par moments, on se croirait à l'opéra mais on sent bien une grandiloquence bouffonne et malsaine. Pire encore, les voix semblent par moments littéralement éructer (« c'est leur côté Punk Hardcore » précise doctement le crevard). On a l'impression d'étouffer sous l'agression, mais on ne peut s'empêcher d'esquisser des pas de danses titubants. On croit s'égarer en permanence mais les rythmes si intenses vous tiennent, vous bousculent sans jamais vous lâcher. C'est grotesque et impérieux, repoussant et fascinant, vulgaire et documenté.
Au bout d'une cinquantaine de minutes, l'agression cesse. Gérald se tourne vers le maire, une sourire fourbe aux lèvres : « Alors, monsieur le maire, c'est remuant, c'est gaulois, mais c'est très tenu, vous ne trouvez pas ? » Parmi la petite foule en déroute, nul ne sut dire si monsieur le maire répondit, encore moins ce qu'il répondit. Lui-même témoignera peut-être un jour… quand il sortira de l'hôpital psychiatrique des Genêts...
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